Reconstitution chronologique de la création et du fonctionnement du réseau
"François Shelburn"

Comment Paul Campinchi est-il donc devenu chef d'un réseau d'évasion ?

Les événements couverts par les documents disponibles dans ses archives peuvent être répartis sur les phases chronologiques suivantes :

1 - Guerre 1939/1940

« J'appartiens à la classe 1923/2ème contingent/recrutement du Havre [... ]. Mobilisé le 10ème jour de la mobilisation générale à Lisieux, j'ai été incorporé au 631 ème régiment de pionniers en 1939 [...] Vers le 10 mai 1940 il fut amené en renfort sur la Somme [...] aux environs du 6 juin le régiment se repliait vers Roye et Pont de l'Arche, puis sur Colombey, près d'Alençon [...]. Nous fûmes donc contraints, ne voulant pas nous rendre, de nous réfugier dans la forêt d'Ecouves, près d'Alençon, où nous sommes restés en uniformes jusqu'au 1er août 19401 [...] les classes 22, 23, 24 étaient démobilisées, nous avons mis nos vêtements civils et avons pris le train pour Paris où nous avons été démobilisés à la caserne des Minimes2. »

Paul Campinchi reprit alors ses fonctions3 à la Préfecture de Police de la Seine. Il y avait en charge, en particulier, l'attribution des cartes d'identité (poste idoine pour réaliser au temps opportun les indispensables faux papiers dont le réseau aura besoin : « cartes d'identité, certificat de démobilisation, de travail, factures commerciales au nom du parachutiste, et si son aspect physique l'exigeait, un certificat de réforme pour l'agence Todt. Cette masse de papiers évitait à l'homme de s'entendre poser des questions auxquelles il ne pouvait répondre, faute de pouvoir, dans la plupart des cas, parler un français sans accent4 » et le suivi des aliénés qui lui permit d'avoir des contacts avec le docteur Porc'her, aliéniste distingué. L'une de ses collègues à la Préfecture de Police, Melle Larue, logeait 1 rue Dante, à Paris, dans un appartement en étage qui deviendra le lieu idéal pour installer l'antenne des postes de radio. Deux de ses amis médecins : André Le Balc'h, et le docteur Peiffert, enseignant à la Faculté de médecine de Paris, feront également partie du noyau de base de réseau.

note 1 : Rappelons que l'armistice fut signé le 22 juin 1940.

2 : Extrait d'un manuscrit de reconstitution de carrière.

3 : Contrairement à ce qu'ont écrit plusieurs auteurs de langue anglaise, Paul François Campinchi n'était pas "lawyer" (avocat) mais employé à la Préfecture de Police de la Seine à la Direction de l'Hygiène et de la Santé Publique, où il effectua toute sa carrière, terminée en tant qu'Administrateur hors classe à la Direction de l'Hygiène et de la Sécurité Publique, niveau équivalent à celui de sous-préfet.

2 - 1941/1942

« [...] Ayant, au début de 1941, constitué un petit groupe dont les activités étaient diverses, je fus amené à m'occuper plus spécialement de l'évacuation des aviateurs alliés tombés en France et en Belgique, J'avais, en effet, recueilli des aviateurs et des condamnés politiques ; j'en logeais même chez moi et fus obligé de confier ma fille à des parents, faute de place4 [...]. »

4 : Extrait d'une lettre du 31 août 1944 au directeur de la Préfecture de Police de la Seine, pour solliciter sa réintégration dans l'Administration, d'où il avait été suspendu en 1943 pour " absence ", suite à sa recherche par la Gestapo sur son lieu de travail.

3 - Fin 1942

« Ayant eu l'idée de tenter l'évacuation par mer, au lieu du trajet classique par les Pyrénées, quelques réussites chanceuses me firent connaître des Services Britanniques qui, fin 1942, me firent proposer d'établir une organisation plus vaste à caractère strictement militaire et à but nettement défini : évacuation des aviateurs alliés. J'acceptais avec d'autant plus d'enthousiasme que je commençais à me demander si je n'allais pas être obligé d'abandonner car, il faut que vous sachiez, Monsieur le Directeur, qu'avant chaque départ de mon convoi vers la Bretagne ou l'Espagne, nous étions obligés de faire une collecte parmi nos amis, le fond de nos poches étant vide depuis longtemps5.

A la fin de l'année 1942, une infirmière en uniforme6 accompagnait dans un train se dirigeant sur Quimper un jeune homme dont un examen des papiers aurait révélé qu'il était muet et sortait d'un asile d'aliénés. Il s'agissait du sergent de la R.A.F. Reginald Smith, que ma femme conduisait vers la côte bretonne où, avec l'aide d'une organisation du Finistère, il devait embarquer sur un bateau de pêche » .

C'est Melle Larue qui avait indiqué à Paul Campinchi la présence en France de cet aviateur dont l'avion avait été abattu à Montfermeil (nord-est de Paris) dans la nuit du 20 au 21 novembre 1942 ; il l'héberge chez lui7 en attendant l'organisation de son évasion par le réseau d'Ernest Sibril. En Bretagne Reginald Smith fut hébergé d'abord à Roscoff, près de Carantec (Finistère) par Marthe, une amie de Thérèse Campinchi. Le transfert en Angleterre se fit de Carantec le 5 février 1943 par le bateau de pêche "l'Yvonne" piloté par Georges Coste, marin-pêcheur de 24 ans8.

« L'opération réussit, mais aucun de ses auteurs ne se doutait encore que le réseau d'évasion que nous célébrons aujourd'hui et dont les ramifications devaient sillonner la France en direction de la Bretagne venait de naître9 » .

5 : idem

6 : Thèrèse Campinchi, ma mère, épouse de Paul.

7 : Mes parents m'ayant envoyée en pension, Reginald Smith occupa donc ma chambre, pendant 1 mois environ - au domicile de mes parents, 19 rue des Ursins, dans l'Ile de la Cité - Paris 4ème arr - (et non 1 Quai aux Fleurs comme l'indique Roger Huguen - qui était le domicile du docteur André Le Balc'h)

8 :  Source : Pascal Messager, dans le cadre du musée de Carantec.

9 : Extrait du texte d'un discours prononcé par P. Campinchi lors de l'inauguration sur la plage Bonaparte de la stèle commémorative. Cette opération est longuement détaillée par Roger Huguen dans son livre " Par les nuits les plus longues " - page 77 [où il se réfère à un témoignage de Paul Campinchi du 29 septembre 1970]. Il y signale que l'aviateur convoyé était muni d'un certificat de mutité (en l'occurrence une attestation d'aliénation mentale d'un malade qu'il fallait envoyer à la campagne), document établi par le docteur Porc'her, médecin chef des hôpitaux psychiatriques, dont on verra plus loin qu'il a utilisé pour lui-même ce subterfuge lors de sa propre arrestation par la police allemande.

En effet, Paul-François Campinchi, profite du retour de Reginald Smith en Grande Bretagne pour transmettre un courrier aux autorités10 du MI 9 / room 900 - en charge des évasions des aviateurs alliés dont les avions avaient été abattus sur le continent lors de leur mission - pour leur indiquer sa proposition de prise en charge d'une telle tâche, avec une demande d'aide technique et financière. Cette dernière devenant particulièrement indispensable pour la prise en compte alimentaire, vestimentaire et de transport des aviateurs récupérés.

10 : Colonel James Langley, MI9, chef de l'Escaping section - Room 900.

Historique de Shelburn11

11 : Manuscrit sur l'histoire de Shelburn - (arch P. Camp.)

texte transcrit ci-dessous

Transcription :

« Ayant réalisé tous les aléas des procédés courants d'évasion, je l'avais chargé d'un message où j'indiquais qu'avec l'aide matérielle nécessaire, je me voyais en l'état de faire passer rapidement les aviateurs par la côte bretonne [fait reconnu par les Anglais dans le début de la citation comme Officier de l'Ordre de l'Empire Britannique]12. »

« Je constituais donc le groupement demandé, puis j'entrais en relation avec le Chef Londonien d'un Service de Renseignement et j'en constituais une filiale qui, grâce au dévouement de mon ami Peiffert, Interne de St Lazare et Chargé de Cours à la Faculté de Médecine, disposait d'un laboratoire officiel, le Laboratoire de Physique de la faculté de Médecine. C'est là que furent photographiés les plans de 82 gares françaises, plans dérobés aux Allemands par les ingénieurs de la S.N.C.F. et remis à leur place le lendemain13. »

12 : La citation honorifique figure au chapitre "Reconnaissance".

13 : Extrait d'une lettre du 31 août 1944 au directeur de la Préfecture de Police de la Seine (op.cit.) On verra, dans le chapitre relatif à la liquidation du réseau que, pour l'Administration française, le réseau mis sur pied et animé par P. Campinchi a été créé le 1er mars 1943 et clos le 30 septembre 1944. Comme pour les dossiers de retraite, il a pris au moment de la liquidation le nom du dernier "employeur", d'où la dénomination de réseau "François-Shelburn", ce qui est un anachronisme vis à vis de la chronologie britannique.

4 - 2ème trimestre 1943- Mission Oaktree

texte transcrit ci-dessous

Transcription14 :

« Au début15 de mars 1943, je recevais la mission de liaison Oaktree, composée du Russe Bourychkine (dit plus tard Val Williams) et du radio Labrosse, apportant argent, plans de plage et postes radio, parachutés en Seine et Oise16, envoyés par le colonel Langley, chef du MI 9. Le radio ne fut jamais en état de faire passer un seul message, alors que ses postes, vérifiés, se révélèrent en bon état de marche. La mission logeait chez moi17 dans les premiers temps. J'employais deux mois à organiser une structure susceptible de fonctionner sans à-coups pendant que "Guillaume18" (Bourychkine), dont le courage était incontestable, se livrait à une activité désordonnée qui m'inquiétait quelque peu.

La gare de rassemblement des pilotes était St Quay19 en attendant que la Royal Navy puisse être alertée. Finalement, faute de message, il fallut renvoyer ces pilotes pour les faire passer par l'Espagne. Pour aller plus vite, Guillaume s'était abouché avec un assez louche intermédiaire20 qui, moyennant 15 mille francs par tête, se chargeait, à partir de Dax, de confier les pilotes aux passeurs des Pyrénées.

Finalement, en juin je crois21, Guillaume se faisait arrêter à Dax, où il n'avait rien à faire, dans des conditions mal éclaircies, son compagnon (l'intermédiaire en question) n'étant pas inquiété.

Williams arrêté, le radio Labrosse et moi-même essayâmes de continuer, mais, restés sans argent et sans liaison, notre situation était difficile.

Il fallut entrer en contact avec Broussine, chef du réseau Bourgogne, pour continuer à évacuer par l'Espagne les aviateurs venus en Bretagne. Au cours d'une de ces opérations, le supposé (sic) radio Labrousse, pris de peur, abandonnait trois aviateurs dans le métro, que je fus obligé d'héberger moi-même, avant de me mettre à la recherche du fugitif. Finalement il fut décidé que Labrosse, au moins inutile, partirait22 (aux bons soins de Broussine) par l'Espagne afin de demander du secours. »

Le bilan de la mission Oaktree - faire évader des aviateurs Britanniques par des navires de la Royal Navy - s'est donc révélée improductive. Val Williams arrivé en France le 20 mars 1943 ne pût concrétiser le départ, prévu selon Roger Huguen23 « sur la plage du Palus, à quelques kilomètres au sud-est de l'anse Cochat. Le message "Denise est morte", passée par la B.B.C., dans la soirée du 29 mai, leur indiqua que l'opération prévue était reportée sine die », et - comme on l'a vu précédemment - il était arrêté le 4 juin 1943. Pendant ces deux mois et demi il s'était manifesté plutôt comme « un "condottiere", courageux, mais téméraire et insuffisamment discret »24.

14 : Manuscrit sur l'histoire de Shelburn (arch P Camp.)

15 : Keith Janes indique sur son site : 26 mars 1943.

16 : Les Essarts, près de Rambouillet.

17 : 19 rue des Ursins - Paris 4ème (Ile de la Cité).

18 : Dit aussi Val Williams. Les changements de pseudonyme - ou alias - d'un agent étaient fréquents (souvent d'un groupe à un autre) pour des raisons évidentes de sécurité.

19 : Saint-Quay-Portrieux dans les Côtes du Nord de l'époque (actuellement Côtes d'ARMOR).

20 : Roger Huguen cite page 262 : "un certain Bourgoin, trafiquant notoire" qui pourrait depuis Pau, faire passer les Pyrénées. Mais il confirme que c'est en gare de Dax, en allant vers Pau, que les aviateurs et les convoyeurs - dont Val Williams - furent arrêtés.

21 : Le 4 juin précisément selon Roger Huguen : "Par les nuits les plus longues" (op.cit.) page 252.

22 : En Grande Bretagne.

23 : (op.cit.) page259.

24 : Note manuscrite (arch.P.Camp.).

5 - Août - septembre 1943

photo de l'immeuble

Immeuble 19, rue des Ursins
Paris 4ème
où habitaient Paul Campinchi
et sa famille

La situation devenait difficile car il y avait un certain nombre d'aviateurs "en souffrance" dans la région parisienne et, dans le Nord, où j'avais tenté l'organisation d'équipes de récupération, on me demandait la possibilité de diriger des "convois" sur Paris. D'autre part j'avais été appelé à aider matériellement le chef du réseau Mithridate, dont, mon laboratoire, en plus25, traitait une partie du courrier (micro-photos du trafic S.N.C.F.). Or les arrestations s'y multipliaient de façon mystérieuse et je fus contraint de venir en aide à un certain nombre d'agents. Fin août26 1943, l'Abwher27 se présentait en même temps à mon domicile et à mon bureau d'où j'étais absent par pur hasard. Le chef adjoint du réseau Mithridate s'étant, paraît-il, montré d'une éloquence rare. Je me réfugiais chez un agent à Montmartre28.

Le fonctionnaire Allemand chargé de l'enquête, par ignorance, ou pour grossir l'affaire dont il s'occupait, imputait aux gens arrêtés la responsabilité de toute la résistance de Bretagne. Mes amis, dont l'officier Britannique, observant un système déjà éprouvé rejetant la responsabilité de leurs actes sur ceux restés en liberté, je fus considéré comme responsable d'une grande quantité de hauts faits, accusation aussi honorable qu'imméritée. Mon camarade Britannique fut condamné à mort et les autres à la déportation. Je fus assez heureux, comme vous le verrez plus loin, pour participer à son évasion la veille de son exécution29. »

25 : Outre l'entretien des postes de radio, Peiffer assurait les liaisons radios directes avec le MI 9 à partir de l'appartement de Melle Larue.

26 : Dans un autre document P. Campinchi fixe plus précisément cette date le 2 septembre.

27 : Police militaire allemande.

28 : Il s'agit de Mme L'Hoir-Sivry, alias Guette, qui demeurait 6 rue Nicolet (18ème arrondissement). P. Campinchi et son épouse y restèrent jusqu'à la Libération - Manuscrit sur l'histoire de Shelburn (arch P.Camp.).

29 : Extrait d'une lettre du 31 août 1944 au directeur de la Préfecture de Police de la Seine (op.cit).

6 - Octobre 1943

« En octobre 1943 je remonte un petit groupe qui évacue des aviateurs en barques partant de la la baie de Douarnenez et l'Aber Wrac'h. Liaison avec le groupe Vourc'h, près de Brest. Début d'association avec le groupe "Georges", dépendant du colonel Passy30. »

30 : Il s'agit du réseau "Bourgogne" de Georges Broussine (arch.P.Camp.)

7 - Novembre 1943 - mission Shelburn

Par ailleurs, suite aux nombreuses arrestations opérées par la Gestapo, le réseau était sérieusement déstructuré, et Paul Campinchi, activement recherché par la police allemande, avait dû quitter son emploi à la Préfecture de Police de la Seine. Labrosse, lors de son retour en Grande Bretagne, était chargé d'un courrier de Paul Campinchi au major Langley - lui demandant un appui technique, logistique et financier - ce qui, nous le verrons ci-après - déclencha la mission Shelburn, parvenue en France le 19 novembre 1943. Paul François Campinchi - tout en continuant l'exfiltration d'aviateurs à travers l'Espagne - tira les conclusions des dysfonctionnements intervenus et conçut, mis au point et en oeuvre, une rigoureuse organisation du réseau.

La charge qui lui était confiée se trouve clairement définie31 :

« [un] réseau d'évasion F.F.C. était un organisme militaire autonome, avec un chef responsable placé sous les ordres de l'E.M. interallié, et dont tout ou partie des agents étaient liés au service par contrat au moins tacite. Sa mission essentielle était la recherche, l'hébergement, le convoi et le transfert en Grande-Bretagne, ou la remise entre les mains des autorités anglo-américaines des aviateurs alliés tombés sur le continent.
Le Chef du Réseau était en liaison régulière, dans les deux sens, avec l'E.M. interallié, le B.C.R.A. , ou tout autre organisme officiellement reconnu.
Le réseau était fortement hiérarchisé, possédait son budget propre, et, à aucun stade de son activité, n'était obligé de faire appel à une autre organisation. Il disposait donc des services annexes nécessaires à son fonctionnement, et qui assuraient son indépendance. »

Il importe ici de préciser que la responsabilité de "chef de réseau" confiée à Paul François Campinchi lui donnait une position hiérarchique nationale précise : Chef de mission de 1ère classe, équivalent au grade de lieutenant-colonel, suivant :

« [...] la structure32 interne du monde des réseaux liquidés plus tard sous le nom de Forces Françaises Combattantes, sous la base :

31 : Document sous le titre du Ministère des Armées - Commission Nationale des F.F.C. [Forces Françaises Combattantes]. (arch P.Camp)

32 : Extrait d'un document de Paul Campinchi, non publié : "Qu'est-ce que la Résistance" ?

8 - Organisation du réseau33

33 : (arch.P.Camp.) On retrouve là, détaillés dans la vie du réseau, les grandes structures qui figurent dans le chapitre "Liquidation".

Vu la complexité des éléments à prendre en compte pour structurer le réseau, son analyse le conduisit à prévoir : « quatre postes principaux »

texte transcrit ci-dessous

Transcription :

Toute organisation d'évasion qui n'a pas effectué ces 4 opérations seule n'est pas un réseau, mais soit un sous-réseau, soit un groupe ou une équipe annexe d'un sous-réseau.

Sont, en outre, prévues des sections responsables de services complémentaires :

Instruit par l'expérience, je procédais à une organisation plus étendue et compartimentée du réseau, aucun des membres d'un secteur ne connaissant ceux d'un autre, et les secteurs étant fort nombreux.

Bretagne [lieu d'embarquement sur un navire de la Royal Navy] : M'en tenant au principe de sectionnement et des cloisons étanches, j'avais estimé qu'il pouvait être dangereux que les convoyeurs connaissent, même approximativement, le lieu d'embarquement. En conséquence, il avait été décidé qu'il serait choisi : une place, c'est à dire dans le département des Côtes du Nord, et quelqu'un qui serait chargé de constituer une équipe de deux ou trois convoyeurs, qui auraient pour mission de réceptionner les aviateurs en gare de St Brieuc et de les conduire par le train départemental à proximité de la plage d'embarquement. Arrivés là ils devaient les remettre entre des mains d'où la spécialisation serait exclue. J'avais envisagé une section de sept ou huit fermiers, logeant chacun deux ou trois aviateurs et devant, au soir convenu, amener leurs hôtes jusqu'au lieu d'embarquement. Autant que possible on devait éviter que les convoyeurs régionaux, eux-mêmes, connaissent exactement l'heure et l'emplacement de l'opération.

Il avait été même convenu qu'au cas où, pour une raison ou une autre, il serait décidé par l'amirauté, ou par nous, de changer de plage, une autre équipe serait choisie pour toujours conserver une caractère très local à l'équipe d'embarquement. »

9 - Diagramme de la structure du réseau34

schéma d'organisation

Les aviateurs, recueillis, dûment interrogés pour éliminer toute possibilité d'inflitration par les Allemands36, logés localement, convoyés vers Paris, logés, convoyés vers le Bretagne, logés, puis conduits à proximité du point d'embarquement par des membres de son réseau ; ils étaient alors pris en charge par le responsable "Britannique", détaché en France en permanence pour ce faire. En effet P. Campinchi semble considérer que l'embarquement, à proprement parler, n'est pas directement de son ressort :

« Je dois36 ajouter que j'ai toujours exigé que ce soit les Canadiens [Dumais et Labrosse] qui soient présents à l'opération, car ce ne pouvait être, à mon avis, que des Britanniques qui assurent le contact avec des Britaniques ; cependant, ils firent faux bond une fois, et je me souviens filtrant les voyageurs à la gare Montparnasse pour retrouver une équipe de Bretons effarés, porteurs de valises37. »

34 : Transcription d'un croquis de P. Campinchi ; un diagramme "officiel", avec les noms des différents responsables de secteurs figure en tête du chapitre "Vie du réseau".

35 : Des sites Internet anglais précisent les conditions dans lesquelles les aviateurs exfiltrés étaient, à nouveau, interrogés à leur arrivés : avion dont ils faisaient partie, composition de l'équipage, position dans la formation, objectifs de leur vol (voir chapitre "Aviateurs évadés".

36 : Lettre de Paul Campinchi à Mélanie Helleguin, à Plouézec, du 9 avril 1996 (arch.P.Camp.).

37 : Valises venant d'arriver d'Angleterre par la vedette assurant l'embarquement des évadés, dont le contenu (vêtements, argent français, vivres et ... tabac) était destiné au réseau central ; normalement les Canadiens devaient s'en charger lors de leur retour vers Paris, en attendant la prochaine mission d'embarquement à Plouha.

Les convoyeurs et les intervenants locaux ne voyaient/connaissaient donc qu'un seul responsable : l'officier38 britannique qui assurait les contacts locaux avec l'équipage du bateau et les modalités de l'embarquement. On verra plus loin, dans l'analyse du fonctionnement de Shelburn, que Lucien Dumais se présenta, faussement, au moins dans son livre39 - écrit 25 ans après les événements - comme le chef du réseau Shelburn40 , alors qu'il n'était responsable d'aucune des étapes préalables citées ci-dessus, mais qu'il faisait uniquement fonction de "correspondant militaire" local de la Royal Navy.

38 : Pour mieux asseoir son autorité vis à vis des aviateurs, le sergent-major Lucien Dumais (reponsable de l'embarquement Shelburn), pseudo "Léon" se faisait appeler "capitaine Harrison" ; il fut d'ailleurs promu capitaine à la fin de la guerre.

39 : Un canadien français face à la Gestapo, (op.cit.).

40 : En se référant au diagramme du réseau donné en tête du chapitre "Vie du Réseau", on peut considérer qu'en tant que représentant de l'armée anglaise il était chef de la mission d'embarquement "Shelburn", l'extension de ce nom au réseau complet étant source d'ambiguïté, d'où l'appellation "François Shelburn" qui lui sera donnée plus tard.

Pendant cette période juin / novembre 1943, Paul Campinchi se trouvait dans l'incapacité de poursuivre son emploi à la Préfecture de Police de Paris - son absence, suite aux poursuites par la Gestapo - ayant entraîné sa suspension en septembre 1943. On a vu qu'il logeait à Paris (avec son épouse, qui a toujours été auprès de lui) chez "Guette", l'un de ses agents. Coupé des subsides du MI 9 depuis la fin de la mission Oaktree, et toujours en charge d'aviateurs et des dépenses afférentes, il eut l'opportunité de bénéficier de l'appui de son ex supérieur hiérarchique41 :

« C'est là où je ne fus tiré d'affaires, Monsieur le Directeur, que grâce à votre courage et à votre générosité. J'étais en effet seul et démuni de tout, vois sûtes me conseiller et me faire fournir les moyens nécessaires de subsister ; je ne saurais trop vous remercier d'un geste qui, à cette époque et vu votre situation, n'était pas sans danger. Je sais d'ailleurs que je ne suis pas le seul qui ait des remerciements de ce genre à vous adresser42. »

« Novembre 1943 : La "boîte aux lettres43", restée en état, me signalait l'arrivée de la mission Shelburn, composée du radio Labrosse44, de retour, et de Dumais, qui vinrent demeurer avec moi. Ils avaient été déposés au cours d'une opération aérienne dans le Nord-est45. »

« [...] Au début de Novembre [1943] je pus organiser le plan que j'avais déjà proposé : choisir un certain nombre d'hommes et de femmes intellectuels capables d'être des chefs, donner à chacun une spécialité bien définie, et liberté entière du choix de ses collaborateurs ; ceux-ci ne devant connaître que leur chef direct (sous un pseudonyme évidemment).[... ainsi fut constituée] une vaste organisation composée de groupes ou sections spécialisés (organisation "François", dernier pseudonyme adopté par moi). Evacuation par moi, à l'aide de vedettes militaires des aviateurs découverts par les services de dépistage dans n'importe quelle région de France46.

Quant aux pilotes, il y en avait tant dans la région parisienne, que l'Oise était devenue une route d'étape entre le Nord et Paris.

Le tout étant en état, je fis demander au docteur Le Balc'h à Plouezec, de rechercher quelqu'un, libre de ses déplacements, pour devenir chef du secteur de la Bretagne nord. Ce fut un nommé Le Blais, qui, à son tour, désignait comme chef local pour l'opération de l'anse Cochat, Le Cornec, précédemment contacté quand il était à St Quay Les bateaux éventuels devant être reçus par des Britanniques, j'avais insisté pour que Dumais et Labrosse aillent chez Le Balc'h. »

« Entre temps, j'avais récupéré Guillaume47, évadé de la prison de Rennes en compagnie d'un officier russe, incarcéré avec lui . Les Anglais, alertés, répondirent qu'ils n'en voulaient pas étant donné que son évasion était un piège monté par les Allemands. Devant mon insistance, ils proposèrent qu'il soit expédié par l'Espagne, la voie de mer devant être réservée aux officiers et spécialistes rares. Finalement Guillaume fit partie du premier embarquement, en février 1944, dans des conditions pittoresques48.

41 : Très probablement M. Marron.

42 : Extrait d'une lettre du 31 août 1944 au directeur de la Préfecture de Police de la Seine (arch.P.Camp.).

43 : Dans le monde des agents secrets, on désigne ainsi une véritable boîte aux lettres, d'une société où d'un particulier, mise à leur disposition pour y déposer des courriers confidentiels, en dehors de toute procédure de rendez-vous. Dans le cadre du réseau "François-Shelburn", c'était celle du magasin de vente de services de porcelaine de Béatrice Breauté, 26 rue de Paradis, à Paris. En l'occurrence, le message, déposé par un agent venant de Grande Bretagne, annonçait l'aide attendue.

44 : Qui avait déjà fait partie de la mission Oaktree.

45 : (arch P.Camp.).

46 : Lettre à son Directeur (id).

47 : Bourychkine, alias Val Williams.

48: Plusieurs des auteurs cités décrivent cette exfiltration, difficile, car en s'évadant de la prison de Rennes, "Guillaume" s'était cassé un pied et il a dû être porté sur un brancard improvisé jusqu'au point d'embarquement.

Début 1944 le réseau disposait donc d'un point d'embarquement à l'anse [Cochat, à Plouha - manuscrit déchiré] où devait se dérouler l'opération Bonaparte, d'un point mixte à [idem] et dont le nom de code devait être Austerlitz, de trois passages par l'Espagne, d'un projet (dont les cadres étaient en place) entre Nice et Cavalaire,

D'autre part l'organisation était très pesante et étendue car elle était au service d'un trop grand nombre de pilotes, qu'il avait fallu, et qu'il fallait, rechercher, identifier, loger, habiller, nourrir et convoyer d'un lieu à l'autre.

L'écoulement par Plouha était précaire et débitait insuffisamment (pas plus de 15 à 20 hommes par opération). Si trois opérations furent [mot illisible : réalisées ?] la même semaine, ce fut un cas unique. Il fallait longtemps pour qu'une opération soit acceptée, et elles furent souvent remises à une date ultérieure. On ne commençait les convois échelonnés que 15 jours avant la date fixée pour l'opération.

Encore, dès les beaux jours, les Anglais firent savoir que les "nuits devenaient trop courtes" pour les opérations maritimes Il fallut que je proteste en demandant pourquoi la Royal Navy ne serait pas capable de réaliser ce que les Bretons avaient fait avec des bateaux de pêche, pour que les opérations soient continuées.

D'autre part le radio (qui ne s'entendait pas plus avec son actuel chef de mission, qu'avec le précédent) s'obstinait à loger dans une chambre sans téléphone et il était difficile de le déterminer à envoyer un message.

Quant à Dumais, ex garçon-laitier, engagé comme sous-officier dans l'armée, il vivait fastueusement dans un appartement du Champ de Mars [à Paris] sans s'occuper de rien. Il fallait insister pour qu'il parte en Bretagne la veille des opérations projetées, une fois même, il ne se dérangea pas et l'opération eut lieu sans lui49.

valise

Valise utilisée pour
le transport de l'argent
venant d'Angleterre

Avec cela, d'étranges incidents : Dumais rentrant de Bretagne et ouvrant tapageusement une valise pour me montrer qu'elle était pleine de galets, au lieu des 4 millions qu'elle devait contenir. Donc il fallait faire "exécuter Le Cornec, dont l'équipe avait fait le coup". Je fus obligé de me mettre en colère pour faire cesser cette comédie et faire abandonner tout projet d'expédition punitive.
Une autre fois ce fut Le Troquer50 qui avait "volé le dépôt d'armes pour le livrer aux communistes", même scène, même conclusion51 .

Pendant ce temps, une centaine de logeurs, petites gens pour la plupart, hébergeaient depuis de longs mois des aviateurs qui constituaient une gêne et un danger constant pour eux. Il fallait les visiter une fois par semaine pour résoudre les mille problèmes d'aide matérielle. Les équipes de sécurité allaient dans les fermes du Nord pour identifier les aviateurs, puis leur rapportaient les pièces d'identité qui permettraient de les ramener vers la Région Parisienne. Au milieu de cette mécanique si délicate, la Gestapo (équipe Masuy52) réussissait enfin à faire irruption. Le réseau était à ce point compartimenté qu'une seule "alvéole" sautait, mais pour elle c'était la disparition totale. Vingt cinq logeurs arrêtés, un chef : Melle Zerling, agrégée de l'université, dite "Claudette", et le docteur Porc'her médecin-chef des hopitaux, co-fondateur et rédacteur du journal Libération Nord, mon compagnon des premiers jours.
Recherché sous le pseudonyme de François, alors que je l'étais depuis longtemps sous mon vrai nom, j'échappais encore une fois de justesse à la souricière qui m'était tendue près du métro Anvers.
J'ajoute qu'à la Gestapo deux affaires concernent la même personne :

Et, 15 jours après, un embarquement était réussi à Plouha53. »

49 : Opération Bonaparte IV des 19/20 mars 1944 (cité dans diverses archives dont celles de Dominique Lecomte).

50 : Adolphe, agent Shelburn selon Roger Huguen (op.cit.).

51 : On est très loin, ici, de la position hiérarchique particulièrement avantageuse que se donnait Lucien Dumais par rapport à P. Campinchi dans son livre (op .cit.) dans de très nombreux chapitres. Sans doute courageux, mais naïf, irréfléchi, brutal, très sûr de lui, prétentieux, tête brûlée ... il ne mérite pas mieux hélas, comme remancier fanfaron, que la présente note de bas de page. Lui-même se recoupe mal dans son livre : une première fois il écrit (page 158) : " Une fois la paix revenue en Europe, je tentais de faire connaître la version du chef de réseau à diverses autorités. Aucune ne se montra intéressée et, à un certain endroit, je fus même éconduit grossièrement par des gens qui auraient dû pourtant se montrer passionnées. Parmi les autorités, j'inclus mon propre gouvernement qui, même si j'avais été prêté à l'I.S. [Intelligence Service], avait droit de tout connaître de mes activités " et une seconde fois, page 193 : " Les opérationnels [ce qu'il était], ne doivent rien savoir du QG " [ce que représentent en réalité les responsabilités d'un chef d'un réseau tel que Shelburn].

52 : Roger Huguen (op.cit.) précise "équipe Masuy-Fallot, avenue Henri Martin".

53 : (arch.P.Camp.)

10 - 6 février 1944

« Arrestation du docteur Porcher, Médecin chef des Asiles de la Seine, chef de section. Le seul connaissant mon état civil et adresse. Il simule l'aphasie et l'aliénation mentale, et plus heureux que la précédente54 , échappe à la torture. 27 personnes sont ainsi arrêtées, aucune n'est capable de donner un renseignement précis sur moi, non plus que sur le fonctionnement des autres sections. 17 condamnations à mort, sans exécution, semble-t-il. Reconstitution de la section éprouvée55. »
« L'activité de cette organisation ne s'est jamais ralentie, jusqu'à l'arrivée à Paris des troupes alliées56. »

54 : Melle Zerling (Claudette)

55 : (arch.P.Camp.)

56 : (idem).


retour en haut de la page